La Tribune de Genève: Interview avec Rocco Zacheo, 15 décembre 2016
C’est un fait que les amateurs de musiques dites savantes ignorent en grande partie. Derrière l’épais rideau que forment les figures masculines dans les territoires de la composition et de la direction d’orchestre, par-delà ce biotope outrageusement mâle qui attire la plupart des attentions, un bruissement grandissant se lève depuis plusieurs années. Il est porté par de jeunes compositrices et cheffes d’orchestre dont l’opiniâtreté et les qualités artistiques mériteraient une tout autre attention des mélomanes. L’enjeu que sous-tend la disparité en question – celui de l’égalité entre les sexes – est bien sûr répendu dans tous les domaines de la société. Et celui de la musique n’est pas épargné.
C’est en partant de cet état de fait si imprégné d’idées reçues et de préjudices que la Haute Ecole de musique a mis au programme de sa saison de concerts un rendez-vous entièrement tournée vers la création musicale au féminin. Un projet stimulant, coproduit avec le Bureau de la promotion de l’égalité entre femmes et hommes (BFEG), et qui s’inscrit dans le 20e anniversaire de l’entrée en vigueur de la loi fédérale sur l’égalité.
Sonorités intrigantes
Six jeunes compositrices sont ainsi convoquées dans la grande salle du Conservatoire avec autant d’œuvres témoignant d’une étendue de styles et de langages musicaux saisissants. De la pièce pour vélo, crotales et trio de percussions (Play Time de la Suédoise Lisa Streich) à celle pour violoncelle et électronique (Very Sad Ending de l’Israélienne Hadas Pe’ery), en passant par l’œuvre pour ensemble de sept musiciens (D’Après, de l’Italienne Clara Iannotta) et par d’autres encore, il y aura là de quoi s’engouffrer dans un monde sonore intriguant.
Un monde que côtoie la Suissesse (de mère australienne) Elena Schwarz, figure prometteuse de la direction d’orchestre. Dans le bâtiment de la place Neuve, dont elle connaît chaque recoin pour y avoir passé une partie essentielle de sa formation, cette trentenaire à la silhouette svelte accueille avec aisance. Du projet qu’elle est appelée à diriger, elle salue d’un verbe alerte l’éclectisme des pièces à l’affiche. Elle dit aussi se réjouir de travailler avec l’Ensemble 21, formation qui émane de la HEM et qui se consacre au répertoire contemporain. «La diversité des œuvres permet de faire appel à des effectifs aux formes disparates. Nous avons impliqué des étudiants qui débutent leur bachelor et d’autres, plus avancés, qui se spécialisent dans le répertoire contemporain.»
Eötvös comme maître
Lauréate de plusieurs concours, dont un premier prix au Princesse Astrid avec l’Orchestre symphonique de Trondheim en 2015, Elena Schwarz a su attirer l’attention de plusieurs chefs, Peter Eötvös surtout, mais aussi Matthias Pintscher, Arturo Tamayo ou Bernard Haitink, avec lesquels elle parfait son art. La rareté des femmes cheffe d’orchestre? Pour elle, le temps finira par estomper en partie l’anomalie: «Aujourd’hui, on ne peut que saluer le nombre grandissant de cheffes en devenir qui se forment ou qui sortent des conservatoires. Il est évident que pour atteindre une certaine assise et une réputation dans ce domaine, il faut beaucoup d’années de pratique. C’est pourquoi les grands noms de notre temps sont avant tout des figures masculines. Cela finira par changer, mais on ne peut pas prédire à quelle vitesse.»
En attendant, Elena Schwarz affine ses armes et se nourrit des personnalités installées. Ses maîtres à penser? «Eötvös, pour sa réflexion autour du rôle du chef et sur la gestique dans la direction, qui est chez lui sans aucune affectation. Et Claudio Abbado aussi, pour son prodigieux niveau artistique et pour ses qualités humaines qui ont redoré l’image du chef d’orchestre.» Deux personnages inspirants… au masculin. Parions que les générations futures sauront trouver le féminin.
«Compositrices d’aujourd’hui», Ensemble 21, Elena Schwarz (dir.), grande salle du Conservatoire, ve 16 déc., 20 h. Entrée libre. Rens: www.hesge.ch/hem